Vous êtes décidément parti trop vite.
Tout comme votre femme auparavant, je n’ai pas eu le temps de vous connaître davantage.
Je ne sais que des bribes de votre vie. Cela commence par votre enfance et adolescence en Galice sous un régime de dictature qui vous impose une vie de misère, votre travail pénible dans la mine, vos blessures reçues lors de la guerre d’Espagne, puis un travail trouvé en France qui vous convient, un pays d’accueil qui vous plaît au point d’y faire venir votre future épouse et d’y fonder votre famille : quatre enfants à qui vous avez inculqué le respect, la politesse, l’altruisme, le goût du travail, la joie de vivre malgré la pauvreté et les heures difficiles à l’usine. Vous n’hésitiez d’ailleurs pas à faire des heures supplémentaires, à travailler le dimanche pour mieux les nourrir, les vêtir et les emmener avec vous en vacances dans votre pays natal qui vous manquait souvent.
Vous en parliez si bien de cette Galice ensoleillée, chaude et paradisiaque où les fruits de mer sont à la portée de tous : des oursins que vous alliez pêcher aux coquillages ramassés sur la plage. Votre regard s’illuminait dès que votre esprit y vagabondait, c’était si émouvant de partager vos souvenirs, vous étiez alors un enfant qui se perdait dans ses sourires…
Mais la maladie a fini par vous rattraper. Sournoise, patiente, elle vous a eu à l’usure sans que vous n’ayez eu le temps de crier garde. Pourtant vous vous êtes battus comme un diable avec le peu d’armes qu’elle vous laissait. On vous a vu si gai, si enthousiaste la veille, avec plein de projets pour votre sortie d’hôpital. Pourquoi a-t-il fallu que cette hémorragie survienne en pleine nuit et vous impose un coma dont vous n’êtes jamais sorti ? Vous étiez plutôt en forme et nous, nous n’étions vraiment pas prêts. C’était si douloureux de vous voir ainsi, dans cette inertie imposée, vous qui étiez si actif. Aussi ai-je pris la liberté de vous faire parler, d’imaginer votre pensée durant ces derniers jours comme si vous aviez été un peu parmi nous. Je vous offre une revanche sur la mort mais surtout je voulais rassurer vos enfants qui étaient si malheureux autour de vous, leur dire que vous en aviez assez des hôpitaux, que vous ne vouliez surtout pas finir cloîtré au lit jusqu’à la fin, bref que vous étiez prêt à partir s’il le fallait…
Je n’oublierai jamais votre démarche de cow-boy, tout comme votre accent si charmant, vos expressions en gallego qui me faisaient sourire, votre regard plein de malice quand vous me titilliez, votre appétit face à une plancha plus grosse que vous, votre soudaine passion pour la cuisine chinoise (mais pourquoi tu ne m’as pas fait découvrir ça avant, c’est bon !) mais aussi les fous rires que vous aviez quand vous parliez des bêtises faites par vos enfants lorsqu’ils étaient petits, on avait l’impression que cela vous manquait, vous y replongiez avec tant de plaisir que vos yeux s’illuminaient naturellement…
Que votre retour chez vous, dans votre contrée si chérie, vous apporte encore beaucoup de bonheur, de joie et de gaieté que vous méritez, il n’y a aucun doute là-dessus. Adios padre mio !
Mais pourquoi vous êtes-vous acharnés sur moi ?
J’aurais dû partir il y a deux jours de cela.
Laissez-moi donc naviguer vers d’autres cieux !
Mon esprit est ailleurs, il a fait ses adieux…
A quoi bon ces tuyaux qui sortent de mon corps ?
J’ai été suffisamment piqué jusqu’alors ;
Mes veines atrophiées glissent sous vos aiguilles
Et ma peau meurtrie en maints endroits a bleui.
Je ne veux plus être votre bon cobaye !
Mon heure est venue, il faut que je m’en aille.
Libérez-moi de ces liens qui me tenaillent !
Mes organes ont lâché, perdu la bataille…
Eteignez ce respirateur inconfortable !
Son bruit sourd et régulier m’est insupportable.
Mes enfants le regardent comme un sauveur,
Mais moi je sais qu’il est trop tard pour mon cœur.
Effacez les courbes de mes fonctions vitales !
Noircissez ce moniteur aux chiffres sauvages !
Leurs yeux y sont fixés, que de vides regards,
La peine les transforme en de pâles visages.
Laissez ma famille faire son deuil,
Ravalez votre fierté, votre orgueil !
Acceptez cette erreur que vous avez commise,
Rendez-moi la dignité que vous m’avez prise !
J’ai envie de rejoindre ma promise
Qui m’attend depuis environ trois ans ;
Je lui referai la cour puis la bise,
La serrerai contre moi tendrement.
Je lui raconterai tout ce qu’elle a manqué,
Lui parlerai de nos enfants si dévoués ;
Jusqu’à la fin, ils m’ont accompagné,
Ils sont pour moi, ma plus grande fierté.
Mon esprit repose maintenant en Galice.
Il s’abandonne à Saint Jacques de Compostelle,
Je m’y promène au bras de ma belle,
Nous y sommes en paix, calmes et complices.