Voici des extraits de ce livre rangés dans une thématique propre : la politique, l’histoire et bien sûr l’amour inconditionnel qu’il a pour ses enfants… Le poème « à des oiseaux envolés » est une petite merveille qui nous fait entrer dans l’intimité de la famille de Victor Hugo.
I
Ce siècle est grand et fort. Un noble instinct le mène.
Partout on voit marcher l’idée en mission ;
Et le bruit du travail, plein de parole humaine,
Se mêle au bruit divin de la création.
Partout, dans les cités et dans les solitudes,
L’homme est fidèle au lait dont nous le nourrissions ;
Et dans l’informe bloc des sombres multitudes
La pensée en rêvant sculpte des nations.
L’échafaud vieilli croule, et la Grève se lave.
L’émeute se rendort. De meilleurs jours sont prêts.
Le peuple a sa colère et le volcan sa lave
Qui dévaste d’abord et qui féconde après.
Des poëtes puissants, têtes par Dieu touchées,
Nous jettent les rayons de leurs fronts inspirés.
L’art a de frais vallons où les âmes penchées
Boivent la poésie à des ruisseaux sacrés.
Pierre à pierre, en songeant aux vieilles mœurs éteintes,
Sous la société qui chancelle à tous vents,
Le penseur reconstruit ces deux colonnes saintes,
Le respect des vieillards et l’amour des enfants.
Le devoir, fils du droit, sous nos toits domestiques
Habite comme un hôte auguste et sérieux.
Les mendiants groupés dans l’ombre des portiques
Ont moins de haine au cœur et moins de flamme aux yeux.
L’austère vérité n’a plus de portes closes.
Tout verbe est déchiffré. Notre esprit éperdu,
Chaque jour, en lisant dans le livre des choses,
Découvre à l’univers un sens inattendu.
O poëtes ! le fer et la vapeur ardente
Effacent de la terre, à l’heure où vous rêvez,
L’antique pesanteur, à tout objet pendante,
Qui sous ses lourds essieux broyait les durs pavés.
L’homme se fait servir par l’aveugle matière.
Il pense, il cherche, il crée ! A son souffle vivant
Les germes dispersés dans la nature entière
Tremblent comme frissonne une forêt au vent !
Oui, tout va, tout s’accroît. Les heures fugitives
Laissent toutes leur trace. Un grand siècle a surgi.
Et, contemplant de loin de lumineuses rives,
L’homme voit son destin comme un fleuve élargi.
Mais parmi ces progrès dont notre âge se vante,
Dans tout ce grand éclat d’un siècle éblouissant,
Une chose, ô Jésus, en secret m’épouvante,
C’est l’écho de ta voix qui va s’affaiblissant.
15 avril 1837
Sunt lacrymae rerum
II
[…]
Soyez flétris ! canons que la guerre repousse,
Dont la voix sans terreur dans les fêtes s’émousse,
Vous qui glorifiez de votre cri profond
Ceux qui viennent, toujours, jamais ceux qui s’en vont !
Vous qui, depuis trente ans, noirs courtisans de bronze,
Avez, comme Henri quatre adorant Louis onze,
Toujours tout applaudi, toujours tout salué,
Vous taisant seulement quand le peuple a hué !
Lâches, vous préférez ceux que le sort préfère !
Dans le moule brûlant le fondeur pour vous faire
Mit l’étain et le cuivre et l’oubli du vaincu ;
Car qui meurt exilé pour vous n’a pas vécu.
Car vos poumons de fer, où gronde une âpre haleine,
Sont muets pour Goritz comme pour Sainte-Hélène !
Soyez flétris !
Mais non. C’est à nous, insensés,
Que le mépris revient. Vous nous obéissez.
Vous êtes prisonniers et vous êtes esclaves.
La guerre qui vous fit des ses bouillantes laves
Vous fit pour la bataille, et nous vous avons pris
Pour vous éclabousser des fanges de Paris,
Pour vous sceller au seuil d’un palais centenaire,
Et pour vous mettre au ventre un éclair sans tonnerre !
C’est nous qu’il faut flétrir. Nous qui, déshonorés,
Donnons notre âme abjecte à ces bronzes sacrés.
Nous passons dans l’opprobre ; hélas, ils y demeurent.
Mornes captifs ! le jour où des rois proscrits meurent,
Vous ne pouvez, jetant votre fumée à flots,
Prolonger sur Paris vos éclatants sanglots,
Et, pareils à des chiens liés à des murailles,
D’un hurlement plaintif suivre leurs funérailles !
Muets, et vos longs cous baissés vers les pavés,
Vous restez là, pensifs, et, tristes, vous rêvez
Aux hommes, froids esprits, cœurs bas, âmes douteuses,
Qui font faire à l’airain tant de choses honteuses !
[…]
VI
Dans ces temps radieux, dans cette aube enchantée,
Dieu ! comme avec terreur leur mère épouvantée
Les eût contre son cœur pressés, pâle et sans voix,
Si quelque vision, troublant ces jours de fêtes,
Eût jeté tout à coup sur ces fragiles têtes
Ce cri terrible : _ Enfants ! vous serez rois tous trois !
Et la voix prophétique aurait pu dire encore :
« Enfants, que votre aurore est une triste aurore !
Que les sceptres pour vous sont d’odieux présents !
D’où vient donc que le Dieu qui punit Babylone
Vous fait à pareille heure éclore au pied du trône ?
Et qu’avez-vous donc fait, ô pauvres innocents !
« Beaux enfants qu’on berce et qu’on flatte,
Tout surpris, vous si purs, si doux,
Que des vieux en robe écarlate
Viennent vous parler à genoux,
Quand les sévères Malesherbes
Ont révélé leurs fronts superbes,
Vous courez jouer dans les herbes,
Sans savoir que tout doit finir,
Et que votre race qui sombre
Porte à ses deux bouts couverts d’ombre
Ravaillac dans le passé sombre,
Robespierre dans l’avenir !
Dans ce Louvre où de vieux murs gardent
Les portraits des rois hasardeux,
Allez voir comme vous regardent
Charles premier et Jacques deux !
Sur vous un nuage s’étale.
Sol étranger, terre natale,
L’émeute, la guerre fatale
Dévoreront vos jours maudits.
De vous trois, enfants sur qui pèse
L’antique masure française,
Le premier sera Louis seize,
Le dernier sera Charles dix !
Que l’aîné, peu crédule à la vie, à la gloire,
Au peuple ivre d’amour, sache d’une nuit noire
D’avance emplir son cœur de courage pourvu ;
Qu’il rêve un ciel de pluie, un tombereau qui roule,
Et là-bas, tout au fond, au-dessus de la foule,
Quelque étrange échafaud dans la brume entrevu !
Frères par la naissance et par le malheur frères,
Les deux autres fuiront, battus des vents contraires.
Le règne de Louis, roi de quelques bannis,
Commence dans l’exil, celui de Charles y tombe.
L’un n’aura pas de sacre et l’autre pas de tombe.
A l’un Reims doit manquer, à l’autre Saint-Denis ! »
VII
Quel rêve horrible ! _ C’est l’histoire.
De nos pères couchés dans les tombeaux profonds
Ce qu’aucun n’aurait voulu croire,
Nous l’avons vu, nous qui vivons !
Tous ces maux, et d’autres encore,
Sont tombés sur ces fronts de la main du Seigneur.
Maintenant croyez à l’aurore !
Maintenant croyez au bonheur !
Croyez au ciel pur et sans rides !
Saluez l’avenir qui vous flatte si bien !
L’avenir, fantôme aux mains vides
Qui promet tout et qui n’a rien !
O rois ! ô familles tronquées !
Brusques écroulements des vieilles majestés !
O calamités embusquées
Au tournant des prospérités !
Tout colosse a des pieds de sable.
Votre abîme est, Seigneur, un abîme infini.
Louis quinze fut le coupable,
Louis seize fut le puni !
La peine se trompe et dévie.
Celui qui fit le mal, c’est la loi du Très-Haut,
A le trône et la longue vie,
Et l’innocent a l’échafaud.
Les fautes que l’aïeul peut faire
Te poursuivront, ô fils ! en vain tu t’en défends.
Quand il a neigé sous le père,
L’avalanche est pour les enfants !
Révolutions ! mer profonde !
Que de choses, hélas ! pleines d’enseignement,
Dans les ténèbres de votre onde
On voit flotter confusément !
X
Nous, pasteurs des esprits, qui, du bord du chemin,
Regardons tous les pas que fait le genre humain,
Poëtes, par nos chants, penseurs, par nos idées,
Hâtons vers la raison les âmes attardées !
Hâtons l’ère où viendront s’unir d’un nœud loyal
Le travail populaire et le labeur royal,
Où colère et puissance auront fait leur divorce,
Où tous ceux qui sont forts auront peur de leur force,
Et d’un saint tremblement frémiront à la fois,
Rois, devant leurs devoirs, peuples, devant leurs droits !
Aidons tous ces grands faits que le Seigneur envoie
Pour ouvrir une route ou pour clore une voie,
Les révolutions dont la surface bout,
Les changements soudains qui font vaciller tout,
A dégager du fond des nuages de l’âme,
A poser au-dessus des lois comme une flamme
Ce sentiment profond en nous tous replié
Que l’homme appelle doute et la femme pitié !
[…]
15 avril 1837